dimanche 6 juillet 2008

Bling bling

Classes moyennes - La dégringolade
(article long)
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L’augmentation des prix alimentaires et du pétrole rend la vie de tous les jours plus difficile. Même si les milieux populaires sont les premiers touchés, pour les classes moyennes la potion est amère.
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Cette fois, c’est du sérieux ! Le temps passe et les Français ne voient toujours rien venir concernant leur pouvoir d’achat. Tout ça à cause de quelques passages, bien obligés, à la pompe (+ 17,4 % pour l’essence en un an) et au rayon fruits et légumes (+ 5,9 % sur les produits frais au mois de mai !). Si bien qu’après des mois de résistance le principal moteur de l’économie française-la valeureuse consommation des ménages-finit par montrer des signes de fatigue. Une tuile pour la croissance à venir du pays et pour le gouvernement, qui, déjà piégé par la crise financière, cherche par tous les moyens à regonfler le moral des Français...
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Bien sûr, les travailleurs pauvres (1,7million de personnes), les RMistes et les chômeurs sont les premiers pénalisés par le retour d’une inflation (+ 3,3 % en un an, selon l’Insee) inconnue depuis juillet 1991... Mais les classes moyennes ne sont pas à la fête non plus. Pour se rassurer, certains se disent qu’après tout l’inflation a du bon. Si l’on a souscrit un emprunt immobilier à taux fixe, l’inflation rembourse une partie du crédit. Avec un gros bémol, tout de même : les salaires n’augmentent plus aussi vite aujourd’hui que dans les années 60et 70. Le rachat de RTT (boudé par une entreprise sur cinq) et la détaxation des heures supplémentaires (leur nombre n’explose pas...) n’ont pas produit le miracle attendu. Le pouvoir d’achat des classes moyennes flanche et précipite une partie d’entre elles vers le bas. Comme le constatent sociologues et économistes, l’émiettement de la nébuleuse aux contours flous que constituent les classes moyennes s’accélère. Pour ces experts, il faudrait aujourd’hui distinguer différents groupes appelés « moyens-supérieurs », « moyens-moyens » ou « moyens-inférieurs », selon que l’on est automobiliste ou non, citadin ou péri-urbain, propriétaire ou locataire, marié ou divorcé !
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« La classe moyenne n’existe plus », assène même le directeur du Crédoc, Robert Rochefort, qui scrute les stratégies de consommation de ce groupe aujourd’hui « éclaté ». Pour Rochefort, on assisterait en ce moment à une « mutation de la société française ». « Le temps où la mondialisation permettait d’acheter ses vêtements moins cher, c’est fini ! » poursuit Rochefort. Si, depuis vingt-cinq ans, la mondialisation et la baisse spectaculaire des prix grâce aux produits made in China ont permis de masquer la faible progression des salaires en France, cette période bénie est bel et bien remise en question par la nouvelle donne énergétique. De même, acheter moins cher sur Internet est un sport qui a ses limites. Sur le Web, on trouve de bonnes affaires sur tout, sauf sur le plus important : les carburants, le logement et l’alimentation. C’est donc tout le mode de vie du consommateur français qui serait aujourd’hui soumis aux coups de boutoir de l’inflation. Visiblement, les classes moyennes l’ont compris puisque, au-delà des discours, leurs comportements évoluent. « Entre le rapport Attali et le Grenelle de l’environnement, on verra comment les classes moyennes vont arbitrer », s’interroge Rochefort. Une inconnue que les politiques, eux aussi, surveillent de près. Ils savent que les classes moyennes ont l’impression de payer pour tout le monde. D’un côté, elles ne bénéficient pas des avantages réservés à un peu plus pauvre qu’elles (bourses d’études, allocation logement...) ; de l’autre, les plus riches échappent à l’impôt en exploitant au maximum des niches fiscales trop généreuses.
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A la veille des grands départs en vacances, Nicolas Sarkozy, qui a promis d’être le « président du pouvoir d’achat », veut convaincre que ses recettes vont finir par payer. Inspiré par son nouveau communicant, le publicitaire Thierry Saussez, le gouvernement lance cette semaine une campagne télé et presse écrite de 4,3millions d’euros-tout de même...-visant à rassurer les Français « impatients ». Dans l’opposition, les socialistes tirent à boulets rouges sur la loi de modernisation de l’économie (LME). Celle-ci ne « prévoit rien concernant la hausse des prix de l’énergie », critique le député PS de l’Isère François Brottes. « Le modèle incarné par l’économie low-cost est aberrant », fustigent pour leur part quatre hérauts de la gauche du PS (parmi eux Marylise Lebranchu et Benoît Hamon), qui n’y voient que « dumping social et environnemental ». Pour couronner le tout, l’Insee vient d’annoncer ses prévisions pour 2008et elles ne sont pas riantes.
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Dopé en 2007, au niveau global, par la création-exceptionnelle-de 380000emplois, le pouvoir d’achat des Français devrait en revanche stagner en 2008 (tout juste 0,2 % par habitant selon l’Insee). Pis, rapporté au nombre de ménages, le sacro-saint pouvoir d’achat devrait carrément baisser de 0,4 % (voir encadré pouvoir d’achat, page 79). Un effet des nouveaux modes de vie et du nombre de divorces faisant augmenter d’environ 1 % chaque année le nombre de foyers. Or, pour le logement et les coûts fixes, vivre seul ou à deux change considérablement la donne... A l’heure où les Français « prennent de plein fouet l’inflation », il est « d’autant plus indispensable de transformer le pays en profondeur », estime Luc Chatel, le porte-parole du gouvernement, qui attend pour la fin de l’année les premiers effets de la nouvelle liberté de négocier les tarifs dans la grande distribution.
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Objet de toutes les attentions des politiques, les classes moyennes sont également le coeur de cible des grandes surfaces. En injectant une dose de concurrence chez les distributeurs, le gouvernement compte sur les magasins Leclerc, Carrefour et consorts pour juguler l’inflation. Malheureusement, les distributeurs, notamment leur grand format d’hypermarchés, ont déjà du mal à garder leurs clients. Spécialisé dans les études de consommation, l’institut Iri France a enregistré au premier trimestre 2008une baisse des ventes de produits alimentaires en grandes surfaces. Du jamais-vu depuis que la science des consommateurs existe ! C’est bien simple, cette baisse équivaut à deux produits en moins dans le chariot chaque mois... Et, comme l’explique Olivier Géradon de Vera, vice-président d’Iri France interrogé par Les Echos , cela ne traduit pas un exode de clients des supermarchés traditionnels vers les hard-discounters comme, en 2004, lors de la percée des Aldi, Lidl, Norma et ED l’Epicier. Non, cette fois, « ce qui n’est pas acheté chez l’un ne l’est pas plus ailleurs », précise Vera. Même constat pour les ventes de vêtements : celles-ci ont chuté de 10 % en un an et les professionnels du secteur n’attendent pas de miracle pour les soldes ! Quant aux salons de coiffure, eux aussi sont en crise. « Avec la morosité ambiante, les clientes se laissent pousser les cheveux ! » plaisante, mi-figue mi-raisin, un propriétaire de salon parisien, déjà dépité par l’absence des touristes américains en raison de l’euro cher. Il est vrai que, à 80euros la coupe, voilà le genre de dépenses dont on apprend vite à se passer !
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Plus fondamentalement, les ménages français seraient-ils en train de se changer en adeptes de la « décroissance », en « alter-consommateurs » privilégiant le commerce de proximité, le retour au jardin potager, au troc et... à la bicyclette ? Non, certainement pas, mais la flambée du prix de l’essence oblige toutefois à reconsidérer l’usage de la voiture, l’opportunité d’une virée deux fois par semaine à l’hypermarché situé en périphérie des villes et les trajets en vacances. Autre curiosité : l’engouement pour l’huile de friture. Sophie est kinésithérapeute dans le Midi, à Aubagne. Lors de ses tournées à domicile, ses patients qui avaient l’habitude de lui offrir des fruits du jardin ou du gibier lui proposent aujourd’hui « 10litres d’huiles filtrées pour [sa] voiture ». « Cela marche très bien », assurent ces automobilistes malins mais fraudeurs, puisqu’ils ne paient plus les taxes de l’Etat sur les carburants. Si un tel stratagème peut sembler sympathique au premier abord, celui-ci trahit en vérité un phénomène autrement plus inquiétant. Pour une frange désormais importante des « classes moyennes »-auxquelles deux Français sur trois s’identifient spontanément lorsqu’ils sont interrogés pour un sondage-, l’acte d’achat est de plus en plus associé à un sentiment de « gêne » et de « privation » (voir l’étude de Publicis, page 76).
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Première responsable, bien sûr, la bouffée inflationniste ayant saisi la France depuis un an. Mais cet « effet pétrole » n’est que la partie visible de l’iceberg. « La crispation sur les prix provient du ralentissement très important depuis deux ans de la progression de l’ensemble des revenus (salaires, retraites et revenus de transferts) », estime l’économiste en chef du Crédit agricole, Jean-Paul Betbèze. Bonne nouvelle, ce dernier anticipe un repli de 30dollars du baril de pétrole d’ici la fin de l’année. Du coup, l’inflation pourrait retomber à un niveau plus raisonnable, « autour de 2 % » pour Noël. Mais, en attendant, « plus on est riche, moins on a d’inflation , note Jean-Paul Betbèze. A contrario, ce sont les ménages pauvres qui achètent les produits les plus inflationnistes ». Et de citer en exemple ces familles poussées hors des centres-villes par la flambée de l’immobilier depuis dix ans, qui vivent en banlieue et utilisent leur voiture-une, souvent deux-pour se rendre au travail. Aujourd’hui, « le calcul de se loger en périphérie des villes pour économiser sur le loyer ou le remboursement d’un petit pavillon est en train de se retourner contre elles », constate Betbèze.
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Quoique douloureuse, et sans doute porteuse de changements technologiques à long terme, cette hausse du pétrole ne serait pas si durement vécue si elle ne ravivait la grande peur du « déclassement » qui taraude les classes moyennes depuis une bonne dizaine d’années. Diagnostiqué en premier par le sociologue Louis Chauvel (« Les classes moyennes à la dérive », au Seuil), la théorie du « descenseur social » ne fait pourtant pas l’unanimité chez les experts. Le premier point de désaccord porte sur la définition. Selon une première conception arithmétique, les « classes moyennes » regroupent les 80 % de la population située au coeur de l’échelle des revenus. En excluant les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres, la classe moyenne fédère les ménages aux revenus compris, en 2004, entre 750et 2360euros par mois. Trop large, donc absurde ! Une autre définition, plus restrictive, consiste à en exclure les 30 % les plus riches et les plus pauvres. Le revenu moyen des Français étant de 1550euros par mois en 2005, la classe moyenne se situerait alors entre 1050et 1650euros par mois. Mais, quelle que soit la fourchette de revenus retenue (Publicis vise 2500-3800euros net par foyer), les experts font immédiatement remarquer que la situation familiale et le logement sont des facteurs aujourd’hui beaucoup plus discriminants que les simples revenus. De la même manière, impossible de trouver des valeurs et des attitudes politiques communes aux classes moyennes. Pour le directeur de recherche au Cevipof Etienne Schweisguth, cette notion serait même devenue « très ringarde ». « On n’a jamais très bien su ce qu’était la classe moyenne, et aujourd’hui moins qu’hier », ajoute ce spécialiste du vote qui, lors de la dernière présidentielle, n’a entendu « aucun candidat s’adresser spécifiquement à elles ». Reste alors une troisième définition, basée non pas sur le niveau de revenus en valeur absolue-on se souvient du débat surréaliste déclenché par François Hollande qui avait déclaré qu’au-delà de 4000euros par mois « on est riche »... -, mais sur les attitudes de consommation des ménages.
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Cette approche, plus sociologique et empirique, est d’ailleurs celle que privilégie le directeur du Crédoc, Robert Rochefort. Pour lui, rien de plus facile pour repérer la classe moyenne : ce sont « ceux qui peuvent adopter, sans difficulté et sans délai excessif, les normes de consommation du moment ». La classe moyenne a fait son apparition avec les Trente Glorieuses. Elle symbolisait le clinquant de la réussite sociale d’un pays qui consommait de plus en plus et ne se posait aucun problème pour le paiement de ses soins de santé et ses retraites. Dans les années 70, l’achat d’une télévision couleur signait votre entrée dans la classe moyenne. Dans les années 80-90, les premiers monospaces faisaient de vous un digne représentant du « Français moyen ». Or, que constate Robert Rochefort depuis quelque temps ? « La société de consommation et les classes moyennes ont marché main dans la main jusqu’à la fin des années 90. Le divorce s’est produit lorsque le pouvoir d’achat s’est mis à stagner, tandis que l’innovation, elle, continuait. » D’où une nouvelle fracture, avec d’un côté les « classes moyennes supérieures » qui peuvent encore s’offrir le dernier téléviseur à écran plasma, un GPS, une console de jeux nouvelle génération et consommer des services de beauté et bien-être très coûteux, et de l’autre la frange « moyenne-inférieure » qui s’est mise à « acheter différemment, puis à acheter ailleurs, et maintenant à acheter moins »...
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Les bons plans glanés sur Internet et l’économie low cost ont donc encore de beaux jours devant eux. Mais si les tensions inflationnistes mondiales et la faible croissance en France maintiennent une chape de plomb sur les salaires, la revalorisation de quelque 50millions d’euros de l’allocation de rentrée scolaire, en septembre, n’aura que peu d’effets sur cette nouvelle tendance à la « low-consommation » des classes moyennes...
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Publié le 26/06/2008
Séverine Cazes
Le Point